Le moine catholique Mékhitar de Sébaste (1676-1749) et ses élèves jouèrent un grand rôle dans la naissance du nationalisme arménien. De son vrai nom Manuk, Mékhitar naît le 7 Février 1676 à Sivas. A l’âge de cinq ans déjà, il apprend à lire et à écrire, et entre neuf et dix ans il commence sa formation au monastère Surp Nişan. Manuk, après avoir terminé sa formation en 1691, devient moine à environ quinze ans, puis prêtre à l’âge de dix-neuf ans. Manuk prend ainsi le nom de “Mékhitar” qui signifie « le consolateur, le réconfortant ». Il part ensuite à Eçmiyazin pour prendre fonction dans un monastère. Là-bas il commence à prôner l’idée d’une nécessité d’élever le niveau culturel des Arméniens qu’il juge alors très en retard.
Mékhitar, dans cette logique, part à Istanbul en 1700. La première chose qu’il envisage de faire est d’ouvrir une école dans le but d’éclairer le peuple arménien. Le 8 septembre 1701, accompagné de 10 à 15 élèves environ, il fonde « l’Union Mékhitarienne » pour éveiller le peuple arménien dans le domaine intellectuel et religieux (Dabağyan, 2006: 474-475; Göyünç, 1983:53; Badzik, 1991: 4).
Mékhitar, en menant ses activités éducatives catholiques à Istanbul, subit la pression des Arméniens orthodoxes. Afin de s’éloigner de ces pressions et de continuer à mener ses travaux dans un environnement sain, il part en 1703 à Modo alors sous l’autorité de Venise. En 1715, il s’installe dans l’île St. Lazar. (Kurkjian, 1958: 408; Pamukciyan,2003: 326). La vie qu’il y mène sur cette île constitue un tournant à la fois pour lui et pour la communauté arménienne. En effet, Mékhitar et ses élèves fondent sur cette île une Académie arménienne. Il y continue ses travaux jusqu’à sa mort en 1749. Après sa mort, ses élèves poursuivent ses activités à Venise et à Vienne.
Son Académie, fondée en 1715 sur l’île St. Lazar à Venise a grandement contribué à la culture arménienne et à son rayonnement. L’Académie a en particulier joué un rôle majeur dans la formation de l’identité nationale arménienne. L’ « arménisme » de Mékhitar se résume à travers sa citation : “Je ne sacrifierai ni ma nation pour ma foi, ni ma foi pour ma nation”. Ses paroles démontrent clairement son engagement dans l’unité nationale et son opposition à la discrimination confessionnelle (Nalbandian, 1959: 17; Zekiyan, 2001: 71; Cöhce, 2003: 50).
Mékhitar s’est focalisé sur deux objectifs principaux. Le premier objectif est de former les élèves qui auront la qualité de mener seuls les travaux de la confrérie. Quant au second il s’agit d’assurer le rayonnement spirituel et intellectuel de la nation arménienne. C’est suivant ces objectifs qu’il parvient avec ses élèves à fournir d’importantes contributions à la culture arménienne (Bardakjian, 1976: 4).
Ainsi, Mékhitar et ses élèves ont réussi à introduire dans la communauté arménienne l’Humanisme, qui influençait l’Europe de l’Ouest depuis deux siècles et qui fut à l’origine de l’émergence d’un nouvel esprit. En dépit du fait que l’identité monastique de l’institution Mékhtariste soit la cause de certaines limitations, les Arméniens n’avaient jamais pu entrer en contact aussi proche, permanent et à grande échelle, avec la culture occidentale. Ainsi, grâce à ce contact de l’Ecole mékhtariste, Mékhtar a ouvert la voie à des transformations ultérieures (Cöhce, 2003:47).
Les Mékhitaristes ont non seulement élargi la sphère d’influence de l’Église catholique, mais ont aussi permis la diffusion de la philosophie des Lumières et le réveil national chez les Arméniens ottomans (Zekiyan, 2001:70). Ils ont également assuré une contribution significative à la création d’un pont entre les Arméniens et les Etats occidentaux, à travers une plus grande intégration des Arméniens avec la culture et la politique occidentale, et une leur acceptation par l’Occident. En bref, le Réveil intellectuel arménien initié par le groupe connu sous le nom des Mékhitaristes a germé à la fin du XVIIIème siècle (Taşdemirci, 2001: 15).
Pendant trois siècles environ les Mékhitaristes ont tenté de préserver l’éducation des jeunes arméniens, l’art et la science arménienne, et de maintenir en vie l’esprit national et religieux. Ils ont par ailleurs apporté d’importantes contributions à la langue arménienne, à son histoire, sa théologie et à sa philosophie (Badzik, 1991: 4).
Mékhitar attachait une grande importance à l’éducation et il souhaitait que ses adeptes deviennent des prêtres très cultivés, sérieux, respectueux, religieux, intellectuels et nationalistes. La formation des Mékhitaristes était principalement axée sur le développement spirituel, intellectuel et matériel. En dehors de l’enseignement religieux, les élèves y étaient formés dans des domaines tels que les langues étrangères, la littérature, l’histoire, la physique, la chimie, la biologie, la musique, le dessin et le sport. Les écoles Mékhitaristes avaient un regard particulièrement familier sur leurs élèves. L’orientation fondamentale de ses écoles était la formation des patriotes arméniens et de clercs chrétiens (Bardakjian, 1976: 22-23).
L’Académie St. Lazar qui est le premier établissement d’enseignement fondé par les Mékhitaristes était à la fois une école et un institut. Dans ce lieu, les œuvres les plus célèbres d’Europe furent traduites en langue arménienne puis envoyées en territoire Ottoman, notamment à Istanbul et dans les régions où se concentraient les Arméniens. Les œuvres d’histoire, de religion et de langue arménienne préparées par les Prêtres Mékhitaristes étaient insérées paisiblement en territoire Ottoman et même distribuées dans les écoles (Akçura, 1940: 21; Kılıç, 2000: 110).
Dans ce contexte, les élèves de Mékhitar ont ouvert des écoles dans différentes régions du monde dont la Turquie, la Bulgarie, la Hongrie, la Grèce, la Crimée, les pays du Caucase, l’Egypte, la Syrie et les Etats-Unis. En résumé, des centres éducatifs ont été inaugurés dans tous les pays où vivaient les Arméniens, que ce soit en Russie, en Iran, en Inde ou au Liban. Certains de ces centres sont toujours de service aujourd’hui.
L’étude de la langue et de la littérature arménienne revêtait une grande importance dans l’instruction de l’académie Mékhitariste. De plus, le fait que Mékhitar et ses élèves avaient une connaissance fine de plusieurs langues européennes, ils purent écrire des ouvrages en langues étrangères et ainsi diffuser les idées et pensées arméniennes en Europe et en Amérique.
Autre point important, c’est le fait que les Mékhitaristes utilisaient la langue vernaculaire arménienne, celle qui était comprise et parlée de tous, et non la langue de l’élite ecclésiastique (Bardakjian, 1976, s. 8). Leur objectif était en effet de réveiller le peuple et la nation arménienne à travers leurs ouvrages, essais et journaux. Il était donc impératif que ces derniers soient compris de tous. Ainsi, les guides, les prédicateurs, les professeurs, les prêtres et les écrivains pouvaient transmettre les idées facilement au peuple (Muallim Cevdet, 1924: 773). Cependant, en parallèle à cette “vernacularisation” de la langue, les Mékhitaristes prirent aussi soin de la « latiniser » (Bardakjian, 1976: 8).
Mékhitar et ces élèves publièrent ainsi d’innombrables ouvrages sur l’histoire de la société arménienne, sur sa langue et sa littérature. Mékhitar lui-même rédigea une quantité considérable de livres. De plus, en plus de publier des ouvrages littéraires en grec ancien, en latin et en langues européennes, Mékhitar en traduisit en langue arménienne ou bien les fit traduire par ses étudiants (Göyünç, 1983: 53).
Ainsi, leurs activités littéraires et historiques jouèrent un rôle important dans la construction de l’identité nationale arménienne et sa propagation. Les activités de Mékhitar et de sa communauté influencèrent fortement la population arménienne qui ne cessa de croître à l’époque ottomane, que ce soit démographiquement, économiquement ou culturellement.
Mékhitar saisit l’importance de l’imprimerie et de la presse et le rôle qu’elles pouvaient jouer dans la naissance d’une société intellectuelle. Les œuvres imprimées dans les maisons d’impression mékhitaristes s’adressaient à une géographie très large. Les activités de l’imprimerie arménienne allaient de Singapour à İsfahan en passant par Madras, Calcutta et Bombay, et de là leurs journaux et leurs livres se faisaient passer de mains en mains jusqu’à Jérusalem, Alexandrie, Venise, Genève, Amsterdam, Moscou, Tbilissi, Bakou, Erevan, Varsovie, Paris, Londre et arrivaient même jusqu’à New York, (Muallim Cevdet, 1978: 113-114).
La plupart des œuvres connues en Europe furent traduites en arménien dans les centres de Venise et de Vienne. Les œuvres traitant de la science, des mathématiques, de l’histoire, de la géographie, de la religion et du nationalisme étaient imprimées dans ces villes et envoyées en terre Ottomane et dans les autres régions où vivaient les Arméniens (Ergin, 1977: 799). Cependant, les ouvrages qui étaient jugés provoquants par le pouvoir ottoman étaient soumis de temps à temps à un contrôle officiel (BOA, HR.MKT., nr. 66/99 ; nr. 74/7 ; nr. 45/532 ; nr. 2/746).
Les activités de publication des Mékhitaristes jouèrent un grand rôle dans la transformation des Arméniens orthodoxes (Bozkuş, 2004: 128-129), mais ces publications eurent principalement un impact décisif sur les Arméniens catholiques. Ainsi beaucoup des ces ouvrages profitèrent plus largement à l’Église Catholique ainsi qu’à l’émergence d’un nationalisme arménien.
Les idées de Mékhitar et ses activités ont grandement contribué au nationalisme Arménien et au rayonnement intellectuel de ce peuple. Les bases culturelles de l’identité nationale arménienne se sont constituées grâce à ses travaux et à ceux de ses élèves.
Après la mort de Mékhitar, ses élèves ont développé l’union mékhitarienne. La communauté mékhitariste a fondé des écoles, des imprimeries et des monastères dans plusieurs régions d’Europe tels que Venise, Vienne et Paris. Ceux-ci ont servi à l’intégration des Arméniens en Occident, les Arméniens Ottomans ayant aussi joué un rôle de premier plan dans l’établissement de ces institutions.
Les idées de Mékhitar et de ses élèves ont préparé le terrain à la politisation du mouvement arménien. Dans la philosophie mékhitariste, l’identité arménienne est mise en avant. L’opposition culturelle et intellectuelle que les Mékhitaristes ont déclenchée va rapidement se transformer en un mouvement politique.
Archives
Başbakanlık Osmanlı Arşivi (BOA), HR.MKT., nr. 66/99; nr. 74/7; nr. 45/532; nr. 2/746.
Articles et Ouvrages
Akçura, Yusuf (1940), Osmanlı Devleti’nin Dağılma Devri, XVIII. ve XIX. Asırda, İstanbul
Badzik, Stephen K. (1991), Mehkitarist Congregation in Vienna a Histrorical Survey, Vienna
Bardakjian, Kevork B. (1976), The Mekhitarist Contributions to Armenian Culture and Scholarship,.
Bozkuş, Yıldız Deveci (2004), “Bir Başka Açıdan Ermenilerde Din”, Ermeni Araştırmaları, C. 4, S. 14-15, s. 115-130.
Cöhce, Salim (2003), “Osmanlı Ermeni Toplumunda Siyasallaşma Çabaları”, Ermeni Araştırmaları, C. 2, Sayı 8, s. 50.
Dabağyan, Levon Panos (2005), Türkiye Ermenileri Tarihi, 5. baskı, İstanbul
Ergin, Osman (1977), Türkiye Maarif Tarihi, C. 1-2, İstanbul
Göyünç, Nejat (1983), Osmanlı İdaresinde Ermeniler, İstanbul
Kılıç, Davut(2000), Osmanlı İdaresinde Ermeniler Arasındaki Dinî ve Siyasi Mücadeleler, Ankara
Kurkjian, Vahan M. (1958), A History of Armenia
Muallim Cevdet (1924), “Ermeni Mesâi-i İlmiyesi: Venedik’te “Saint Lazare” Dervişleri Akademisi”, Muallimler Mecmuası, Sayı 23, s. 764-778.
Muallim Cevdet [İnançalp] (1978), Mektep ve Medrese, (Haz. Erdoğan Erüz), İstanbul
Nalbandian, Louise Ziazan (1959), The Armenian Revolitionary Movement of the Nineteenth Century; The Origins and Devolopment of Armenian Political Parties, Ann Arbor
Pamukciyan, Kevork (2003), Ermeni Kaynaklarından Tarihe Katkılar, Zamanlar, Mekânlar, İnsanlar, C. III, (haz. Osman Köker), İstanbul
Taşdemirci, Ersoy (2001), “Türk Eğitim Tarihinde Azınlık Okulları Ve Yabancı Okullar”, Erciyes Üniversitesi Sosyal Bilimler Enstitüsü Dergisi, Sayı: 10, s. 13-30.
Zekiyan, Boğos Levon (2001), Ermeniler ve Modernite, Gelenek ve Yenileşme/Özgüllük ve Evrensellik Arasında Ermeni Kimliği, (çev. Altuğ Yılmaz), İstanbul